mardi 19 avril 2011

Le Petit Journal n°23: un conte en Argentine


LE PETIT JOURNAL
De Gabriel et Héloïse
Autour du monde
23e numéro – Mercredi 20 avril 2011.


Buen dia, amigos ! Quand vous lirez ces lignes nous aurons quitté Claude et Gigi, nos grands-parents paternels et rejoint Papilou, notre grand-père maternel et Shosho, notre 3e grand-mère maternelle.

Vous savez que dans nos sacs, nous avons apporté seulement 3 livres d’histoire. C’est très peu et ça nous manque beaucoup de ne pas pouvoir piocher dans une bibliothèque pour découvrir de nouvelles histoires et de nouvelles images. Dès que nous visitons des gens ou que nous allons dans une librairie, nous plongeons dans les livres et nos parents ont du mal à nous repêcher.

Mais nous avons une chance énorme, par rapport à d’autres enfants qui voyagent autour du monde : nous avons notre Papilou qui a l’envie, le temps et la patience de nous envoyer régulièrement des livres par email (NDLR : livres numérisés par ses soins). Maintenant nous en avons plus de 120, des histoires de tous les pays que nous avons visités ou d’autres histoires extraordinaires.

Dans le nord de l’Argentine, dans la province des Missions, nous avons visité le village de San Ignacio où vécut longtemps un écrivain que nous a fait découvrir notre Papilou : Horacio Quiroga qui raconte de très beaux contes qui se déroulent dans les forêts des environs.
Voici le conte de la Tortue Géante que nous voulons partager avec vous.

La tortue géante
Horacio QUIROGA

Il était une fois un homme qui vivait à Buenos Aires, et qui était très heureux parce qu’il était en bonne santé et travailleur. Mais un jour il tomba malade et les médecins lui dirent qu’il lui suffirait d’aller à la campagne pour guérir. Il ne voulut pas y aller parce qu’il avait des petits frères à nourrir, et il devint de plus en plus malade. Jusqu’à ce qu’un de ses amis, qui était directeur du Jardin Zoologique, lui dise un jour : « Vous êtes mon ami, et vous êtes un homme bon et travailleur. Pour cette raison, je veux que vous alliez vivre dans la forêt, faire beaucoup d’exercice à l’air libre pour guérir. Et comme vous êtes très adroit avec un fusil, chassez les bêtes sauvages de la forêt pour m’en rapporter les peaux ; je vous les payerai d’avance pour que vos petits frères puissent bien manger. »

L’homme malade accepta et partit vivre dans la forêt, loin, encore plus loin que les Missions. Il faisait très chaud là-bas, et cela lui faisait du bien.

Il vivait seul dans les bois, et se faisait lui-même la cuisine. Il mangeait des oiseaux et des bêtes sauvages qu’il chassait avec son fusil, puis ensuite mangeait des fruits. Il dormait sous les arbres et, quand il faisait mauvais temps, se construisait en cinq minutes une hutte avec des feuilles de palmier, et s’asseyait dessous en fumant, très heureux au milieu des bois qui mugissaient sous le vent et la pluie.

Il avait fait un paquet avec les peaux d’animaux et il le portait à l’épaule. Il avait aussi attrapé vivantes de nombreuses vipères venimeuses, et les gardait dans une grande calebasse, parce que là-bas il y a des calebasses aussi grandes qu’un bidon d’essence.

L’homme avait repris des couleurs, était fort et avait de l’appétit. Précisément un jour où il avait très faim, parce qu’il n’avait rien attrapé à la chasse depuis deux jours, il vit au bord d’une lagune un énorme jaguar qui voulait manger une tortue. Il la tenait renversée de côté pour enfoncer une patte à l’intérieur et en sortir la chair avec les griffes. À la vue de l’homme, le jaguar poussa un rugissement terrible et se jeta d’un bond sur lui. Mais le chasseur, qui était très adroit, le visa entre les deux yeux et lui brisa la tête. Ensuite, il en retira la peau qui était si grande qu’à elle seule elle aurait pu servir de tapis pour une chambre.

« Maintenant, se dit l’homme, je vais manger la tortue, qui est une viande très riche. »

Mais quand il s’approcha de la tortue, il vit qu’elle était blessée, qu’elle avait la tête presque détachée du cou, à peine accrochée par deux ou trois lambeaux de chair.

Malgré la faim qu’il ressentait, l’homme eut pitié de la pauvre tortue. Il la tracta jusqu’à sa hutte avec une corde et lui enveloppa la tête dans des bandes de tissu qu’il avait tirées de sa chemise, parce qu’il n’avait qu’une seule chemise et pas de chiffons. Il l’avait amenée en la traînant parce que la tortue était immense, aussi haute qu’une chaise et aussi lourde qu’un homme.

La tortue resta appuyée dans un coin, et y passa des jours et des jours sans bouger.

L’homme la soignait quotidiennement, puis lui donnait de petites tapes de la main sur le dos.

Finalement, la tortue guérit. Mais ce fut alors l’homme qui tomba malade. Il avait de la fièvre et tout son corps lui faisait mal.

Ensuite, il ne put plus se lever. La fièvre augmentait toujours et sa gorge le brûlait tant il avait soif. L’homme comprit alors qu’il était gravement malade et parla à haute voix, bien qu’il fut seul, parce qu’il avait beaucoup de fièvre.

 « Je vais mourir, dit l’homme : je suis seul, je ne peux plus me lever, et je n’ai personne pour me donner ne serait-ce que de l’eau. Je vais mourir ici de faim et de soif. »

Peu de temps après, la fièvre augmenta encore et il perdit connaissance.

Mais la tortue l’avait entendu et elle avait compris ce que le chasseur avait dit. Elle pensa alors : « L’autre fois, l’homme ne m’a pas mangée, bien qu’il ait eu très faim, et il m’a soignée. Maintenant, c’est à moi de le soigner, lui. »

Elle se rendit alors à la lagune, chercha une petite carapace de tortue et, après l’avoir bien nettoyée avec du sable et de la cendre, la remplit d’eau et donna à boire à l’homme qui était étendu sur sa couverture et mourait de soif.

Puis elle se mit immédiatement à chercher de délicieuses racines et de petites herbes tendres, qu’elle apporta à l’homme pour qu’il les mange. L’homme les mangeait sans se rendre compte de qui le nourrissait parce que la fièvre le faisait délirer et qu’il ne reconnaissait personne.

Tous les matins, la tortue parcourait la forêt à la recherche de racines toujours plus délicieuses pour les donner à l’homme, et regrettait de ne pouvoir monter aux arbres pour lui rapporter des fruits.

Le chasseur mangea ainsi pendant des jours et des jours sans savoir qui le nourrissait jusqu’à ce qu’un jour il reprît connaissance.

Regardant de tous côtés, il vit qu’il était seul, puisqu’il n’y avait là que lui et la tortue, et qu’elle était un animal. Il parla de nouveau à haute voix : « Je suis seul dans les bois, la fièvre va revenir et je vais mourir ici, car les médicaments qui pourraient me guérir sont seulement à Buenos Aires. Mais je ne pourrai pas y aller et je vais mourir ici. »

Et comme il l’avait dit, la fièvre revint ce soir-là, plus forte qu’avant, et il perdit de nouveau connaissance.

Mais, cette fois aussi la tortue l’avait entendu, et elle dit : « S’il reste ici dans la forêt il va mourir, car il n’y a pas de médicaments. Je dois l’amener à Buenos Aires. »

Ceci dit, elle coupa des lianes fines et résistantes, qui sont comme des cordes ; elle coucha avec moult précautions l’homme sur son dos et l’arrima avec soin pour qu’il ne tombe pas. Elle fit de nombreux essais pour placer correctement le fusil, les peaux et la calebasse de vipères puis finalement, ayant obtenu ce qu’elle voulait, sans déranger le chasseur, elle entreprit le voyage.

La tortue, ainsi chargée, marcha, marcha et marcha jour et nuit. Elle traversa des forêts, des champs, franchit à la nage des rivières d’une lieue de large et traversa des marais dans lesquels elle s’enfonçait presque entièrement, toujours avec l’homme moribond sur le dos.

Après huit à dix heures de marche, elle s’arrêtait, défaisait les noeuds et couchait l’homme avec beaucoup de précautions à un endroit où il y avait de l’herbe bien sèche.

Elle allait alors chercher de l’eau et des racines tendres, et les donnait à l’homme malade. Elle mangeait elle aussi, bien qu’elle fut tellement fatiguée qu’elle aurait préféré dormir.

Parfois, elle devait marcher au soleil, et, comme c’était l’été, la chasseur avait tant de fièvre qu’il délirait et mourait de soif. Il criait : « De l’eau ! De l’eau ! » à chaque instant. Et chaque fois, la tortue devait lui donner à boire.

Elle marcha ainsi jour après jour, semaine après semaine. Ils se rapprochaient à chaque fois de Buenos Aires, mais la tortue s’affaiblissait elle aussi à chaque fois, bien qu’elle ne se plaignît pas. Elle restait parfois couchée, sans plus avoir aucune force, et l’homme reprenait à demi connaissance. Il disait, à voix haute : « Je vais mourir, je suis de plus en plus malade et ce n’est qu’à Buenos Aires que l’on pourra me soigner. Mais je vais mourir ici, seul, dans la forêt. »

Il se croyait toujours dans sa hutte, car il ne se rendait compte de rien. La tortue se levait alors et reprenait de nouveau son chemin.

Mais arriva un jour, au crépuscule, où la pauvre tortue n’en put plus. Elle avait atteint la limite de ses forces et n’en pouvait plus. Elle n’avait pas mangé depuis une semaine pour arriver plus vite. Elle n’avait plus la force de rien faire.

Lorsque la nuit fut complètement tombée, elle vit une lumière lointaine à l’horizon, une grande clarté qui illuminait le ciel, mais elle ne savait pas ce que c’était. Elle se sentait toujours plus faible et ferma alors les yeux pour mourir auprès du chasseur, pensant avec tristesse qu’elle n’avait pas réussi à sauver l’homme qui avait été bon pour elle.

Et cependant, elle était déjà à Buenos Aires, et elle ne le savait pas. Cette lumière qu’elle voyait dans le ciel était la luminosité de la ville, et elle allait mourir alors qu’elle était au bout de son héroïque voyage.

Mais une souris de la ville (peut-être la “petite souris” qui s’occupe des dents) trouva les deux voyageurs moribonds.

« Quelle tortue ! dit la souris. Je n’avais jamais vu de tortue aussi grande. Et ce que tu portes sur le dos, qu’est-ce que c’est ? Du bois mort ?

– Non, lui répondit tristement la tortue. C’est un homme.
– Et où vas-tu avec cet homme ? ajouta la curieuse souris.
– Je vais… Je vais… Je voulais aller à Buenos Aires, répondit la pauvre tortue d’une voix si faible qu’on l’entendait à peine. Mais nous allons mourir ici, parce que je n’y parviendrai jamais.
– Ah, nigaude, nigaude ! dit en riant la souris. Je n’ai jamais vu de tortue plus nigaude ! Tu es déjà arrivée à Buenos Aires ! Cette lumière que tu vois là, c’est Buenos Aires ! »

En entendant cela, la tortue se sentit une force immense, car il était encore temps de sauver le chasseur, et elle reprit sa marche.

Et, alors que l’aube se levait encore, le directeur du jardin Zoologique vit arriver une tortue toute crottée et extrêmement maigre qui portait sur son dos, attaché avec des lianes pour l’empêcher de tomber, un homme mourant. Le directeur reconnut son ami et courut lui-même chercher des médicaments qui guérirent immédiatement le chasseur.

Lorsque le chasseur apprit comment la tortue l’avait sauvé, comment elle avait effectué un voyage de trois cents lieues pour qu’il prenne des médicaments, il ne voulut pas se séparer d’elle. Comme il ne pouvait pas la garder dans sa maison, qui était toute petite, le directeur du Zoo s’engagea à la garder au Jardin et à prendre soin d’elle comme si elle était sa propre fille.

Cela se passa ainsi. La tortue, heureuse et satisfaite de l’affection qu’on lui porte, se promène dans tout le jardin. Et c’est cette même grande tortue que nous voyons tous les jours manger les petites herbes autour des cages des singes.

Le chasseur lui rend visite tous les après-midi, et elle reconnaît de loin son ami, au bruit de ses pas. Ils passent un couple d’heure ensemble, et elle ne veut jamais qu’il parte sans lui avoir donné une petite tape affectueuse sur le dos.

La tortuga gigante
extrait des Cuentos de la selva (Contes de la forêt vierge)
Traduction : Bruce Demaugé-Bost
(remerciements à Olga Azocar pour son aide)
Traduction libre de droits de reproduction pour un usage éducatif non commercial. – http://bdemauge.free.fr – version 1

Et bien sûr ENORME MERCI à notre Papilou !!!


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